Épisode 12 : Agate Lecoeur

 …/… Louise s’empare de Sans toi, le premier livre d’Agate. Elle le sort de l’étagère du bout des doigts. Elle le feuillette avec précaution, en prenant garde de ne pas finir de déchirer certaines pages déjà bien abîmées. Presque déchiquetées. Certaines ne tiennent que grâce à une minuscule et fragile parcelle de papier. Aujourd’hui elle se contient, Louise veut le conserver ainsi, avec ses failles et ses blessures. Avec sa couverture rouge et noire griffée et le petit morceau manquant dans l’angle en bas à droite. Avec le résumé rageusement griffonné et le visage d’Agate en médaillon lacéré. Son œuvre, de rage.

 Agate y raconte la belle relation qu’elle entretenait avec son père brutalement disparu. Élevée par lui seul dans les beaux quartiers parisiens, elle a passé ses week-ends en bord de mer, a voyagé, suivi des études de journalisme, partagé des passions avec ce père. Elle a eu une jeunesse parfaite, sans accroc, sans manquer de rien. Surtout pas d’amour. 

Et cette garce qui possède tout ce dont une enfant peut rêver, pleure son paternel diparu en lui rendant hommage dans un récit. À gerber… Elle y révèle son bonheur puis le vide de la perte. L’absence et le manque. De quoi se plaint-elle ? Elle a eu un père fier d’elle et aimant. D’un amour véritable. Louise, elle, n’a pas eu cette chance. Sa vie aurait sans doute été plus douce, moins misérable.

Agate a rapidement rencontré beaucoup de succès. Dégoûtée, Louise a bien failli ne plus lire aucun de ses livres, et pourtant… Il faut bien reconnaître qu’elle a une putain de plume !

Au fil du temps, Louise a voulu en savoir plus sur la femme derrière l’écrivaine. Elle a ses raisons. De légitimes raisons. Elle a donc continué à la lire et à attendre avec impatience chacun de ses nouveaux romans. Chaque lecture creusant en elle des sillons d’amertume et d’injustice.

Entre admiration et rejet, le regret de ne pas être à sa place.

À défaut d’océan et de sable blanc, Louise a grandi en banlieue de Paris. Elle restait souvent seule le soir dans le petit appartement où elle vivait avec sa mère, serveuse dans un bar.

Sa seule évasion se trouvait dans les livres qu’elle empruntait à la bibliothèque. Tant que ça ne coûtait rien, Eva sa mère ne disait rien. Ces lectures permettaient à la jeune fille de combler sa solitude et d’échapper aux séries TV idiotes dans lesquelles se plongeait Eva dès qu’elle était à la maison.

C’est du fric foutu en l’air les bouquins disait-elle. J’en gagne pas assez pour le dépenser inutilement. Ne te crois pas plus intellectuelle que tu ne l’es ma fille. Tu ne changeras pas de condition sociale si facilement, ça se saurait ! Sinon moi-même je n’aurais pas passé ma vie à trimer seule pour t’élever en servant à boire à tous ces poivrots dans ce troquet miteux, à me laisser humilier par leurs remarques graveleuses. 

À suivre…

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